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Introduction : L’idée de justice distributive

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Comme tout étudiant en philosophie politique contemporaine peut en attester, la théorisation de la justice distributive a joué un rôle considérablement important dans la discipline au cours du dernier demi-siècle. La justice distributive a préoccupé les philosophes politiques d’autres périodes historiques1, mais personne ne peut nier – c’est d’ailleurs un refrain désormais bien connu – que depuis la publication de A Theory of Justice de John Rawls en 1971, les débats sur la manière dont nous devrions organiser nos institutions sociales et économiques afin de distribuer équitablement les avantages et les charges de la coopération sociale ont proliféré. Personne ne peut nier que ces débats portent sur certaines des questions les plus profondes et les plus pressantes de la philosophie politique. Avec la question de la légitimité de l’État ou de l’autorité politique, celle de la justice distributive se trouve au cœur de notre tentative d’identifier les critères permettant d’évaluer et de justifier les uns envers les autres nos pratiques et institutions politiques communes.2

Ce volume reflète la richesse des questions que les débats contemporains sur la justice distributive ont traitées, et continuent de traiter. Les chapitres qu’il comprend donnent un aperçu de l’état de ces débats et identifient la trajectoire dans laquelle ils sont, ou – selon les philosophes qui ont écrit ces chapitres – devraient être, en train de se déplacer. Avant de donner un aperçu du contenu du volume, cette introduction propose quelques remarques sur l’idée de justice distributive : comment les théoriciens de la justice, y compris ceux qui contribuent à ce volume, conçoivent-ils la justice distributive, par opposition à d’autres types de justice, et par opposition à d’autres exigences, non fondées sur la justice ?

Comme l’idée de justice simpliciter, avec laquelle elle est souvent utilisée de manière interchangeable, l’idée de justice distributive a été prise pour désigner différentes choses : les théoriciens de la justice ont adopté différents points de vue, la plupart du temps sans les reconnaître ou les défendre explicitement (p. 2), sur ce qui caractérise et délimite les exigences de la justice par rapport à d’autres exigences morales (par exemple, les exigences de légitimité, de communauté, d’efficacité ou de stabilité, pour ne mentionner que quelques exigences centrales). Ils ont également adopté des points de vue différents sur ce qui caractérise la justice distributive par rapport à d’autres types de justice.

Certains, par exemple, ont supposé ou prétendu que la justice, par opposition aux préoccupations humanitaires ou à la charité, concerne nos devoirs parfaits, c’est-à-dire les devoirs dus à des individus spécifiques qui ne laissent aucune place à la discrétion des détenteurs de devoirs pour décider de la manière de s’en acquitter (voir Buchanan 1987). Certains ont soutenu que la justice concerne les devoirs négatifs que nous avons de ne pas nuire à autrui, par opposition à tout devoir d’assistance ou d’aide à autrui (Campbell 1974). Alternativement, ou en plus, certains ont supposé que ce qui caractérise les devoirs de justice est qu’ils sont exécutoires, c’est-à-dire qu’il s’agit de devoirs pour lesquels une autorité légitime peut utiliser la coercition pour s’assurer qu’ils sont remplis (Nozick 1974). En ce qui concerne la justice distributive, certains ont supposé que ce qui la distingue des autres types de justice est qu’il s’agit d’une justice dans la distribution des avantages matériels ou économiques uniquement, ou qu’elle ne concerne que l’allocation, par opposition à la production, de biens donnés ; d’autres ont au contraire assimilé l’idée de justice distributive à celle de justice sociale, et l’ont utilisée pour se référer à tous les principes régulant l’équilibre des revendications des individus à tous les bénéfices possibles de la coopération sociale (Rawls 1999 ; Bedau 1978). Ces différents usages des idées de justice et de justice distributive reflètent des points de vue différents sur ce qui caractérise ces valeurs sociales et les distingue d’autres exigences morales, et dans ce qui suit, j’identifie certaines dimensions clés le long desquelles ces points de vue varient.

En guise de préliminaire à cette discussion, il est utile de clarifier comment la variation sur laquelle j’attire l’attention ici se rapporte à la variation plus familière entre différentes interprétations des exigences de la justice, ou entre principes de justice concurrents.

Les théoriciens de la justice adhèrent largement à des concepts partagés et abstraits de justice et de justice distributive : ils s’accordent à dire que la justice consiste à donner à chacun son dû, ou à traiter les cas similaires de la même manière ; et que la justice distributive est la justice dans la distribution des avantages et des charges aux individus, ou consiste à équilibrer les revendications concurrentes des personnes sur les avantages qui sont à distribuer3. Mais, comme on le constate souvent, les théoriciens de la justice ne s’accordent pas sur la manière d’interpréter ces idées abstraites et, par conséquent, formulent des conceptions différentes de la justice et de la justice distributive.4 De manière cruciale, ces conceptions reflètent des compréhensions différentes des considérations pertinentes pour traiter les cas similaires de la même manière et les cas différents de la même manière, ou pour déterminer un équilibre des revendications. Par exemple, le fait que les gens méritent, ou qu’ils soient dans le besoin, est-il pertinent pour donner aux individus ce qui leur revient ? Est-il nécessaire de traiter les gens de manière égale pour régler équitablement leurs revendications concurrentes ? Ces questions sont au cœur de nombreux débats entre les théoriciens de la justice.

(p. 3) En plus de ne pas être d’accord sur ce que la justice exige, les théoriciens de la justice ne sont pas d’accord sur les autres caractéristiques, s’il y en a, de la justice et de la justice distributive, en dehors de celles qui caractérisent les idées abstraites capturées par les concepts partagés, qui sont essentielles pour comprendre ces idées5 et les démarquer des autres exigences morales6. C’est cette variation qui nous intéresse ici : que veulent dire les théoriciens de la justice en affirmant, et ce qui découle de leur affirmation, qu’un principe particulier qu’ils défendent comme l’interprétation la plus défendable du concept de justice (par exemple, le désert, le besoin ou l’égalité) est un principe de justice distributive, plutôt que, par exemple, un principe de justice corrective ou un principe humanitaire7 ?

En identifiant les différents points de vue adoptés par les théoriciens sur ce qui caractérise la justice distributive, il est utile de noter qu’il existe quatre dimensions principales et interdépendantes le long desquelles ils ont tendance à varier, qui concernent respectivement (i) les conditions préalables ; (ii) le sujet ; (iii) l’objet ; et (iv) la signification normative de la justice distributive.8

(i) Les conditions préalables de la justice distributive sont les conditions qui doivent exister pour que les considérations de justice distributive soient pertinentes à tous. Les « circonstances de la justice » de David Hume en sont un bon exemple : la plupart des théoriciens contemporains sont d’accord avec Hume pour dire que les questions de justice distributive ne se posent que lorsqu’il y a une pénurie matérielle relative (ni grande abondance, ni extrême pénurie des ressources dont les gens ont besoin et qu’ils désirent). Dans ces conditions, il existe à la fois une identité et un conflit d’intérêts entre les individus qui rendent nécessaire et possible la recherche des principes nécessaires pour résoudre équitablement les revendications conflictuelles. Comprendre la justice distributive comme impliquant un équilibre entre des revendications concurrentes sur ce qui est distribuable, comme cela a été suggéré précédemment, reflète l’acceptation de l’opinion selon laquelle les revendications de justice distributive n’apparaissent que si les circonstances de la justice existent. Ce point est largement partagé par les théoriciens de la justice distributive, mais alternativement, ou en plus, certains pensent que l’existence d’une coopération sociale est nécessaire pour que les demandes de justice distributive apparaissent, dans la mesure où ce n’est que dans le contexte de relations de réciprocité que les individus peuvent faire valoir des demandes de partage équitable des biens que la coopération sociale rend disponibles (Rawls 1971). Selon un autre point de vue, les considérations de justice distributive ne sont pertinentes que lorsqu’il existe des institutions communes par lesquelles nous exerçons une coercition les uns sur les autres, ou qui parlent en notre nom (Nagel 2005), car seules ces pratiques déclenchent une demande de justification qui ne peut être satisfaite qu’en rendant ces pratiques justes. Nous pourrions en outre croire que, dans le contexte d’institutions partagées, seul le désavantage qui est intentionnellement et évitablement causé par ces institutions, plutôt que le résultat de causes naturelles, est injuste (Nagel 1997).

(ii) Les discussions sur la justice distributive conçoivent également ce qui la caractérise différemment en fonction de ce qu’elles prennent pour sujet principal de la justice distributive (voir Bedau 1978) : est-ce que ce sont les actes des individus qui sont principalement justes et injustes, toutes les pratiques sociales, ou seulement certaines institutions ? La vision de la justice de Rawls est institutionnaliste, dans le sens où, pour Rawls, les principes de la justice sont des principes qui régissent principalement la structure de base de la société. S’inspirant de Rawls, plusieurs théoriciens supposent aujourd’hui que ce qui caractérise les exigences de la justice est précisément le fait qu’il s’agit d’exigences que (certaines) institutions sociales, en particulier, doivent satisfaire (voir, par exemple, Scanlon 1998 ; Tan 2004). Les demandes de justice, selon ce point de vue, identifient un sous-ensemble de considérations morales qui concernent ce que nous devons les uns aux autres, où ce qui aide à les délimiter est le fait qu’elles doivent réguler un domaine particulier9. Alternativement, nous pourrions penser que les exigences de la justice s’appliquent principalement aux distributions des charges et des avantages, quels qu’ils soient, que l’on juge pertinents ; de ce point de vue, les institutions juridiques, les normes sociales et les actes individuels peuvent tous être évalués comme justes ou injustes, selon qu’ils aident à réaliser, ou à perturber, des distributions justes (Cohen 2008).

(iii) Troisièmement, différents théoriciens de la justice adoptent des vues différentes de l’objet de la justice distributive. Selon une interprétation doublement étroite de l’objet de la justice distributive, se concentrer sur la justice distributive revient à se concentrer sur la justice des mécanismes et des procédures qui ne répartissent qu’une quantité donnée de biens, et seulement une sous-classe de biens distribuables, à savoir les biens économiques distribuables comme le revenu et la richesse. Une interprétation plus large de l’idée de justice distributive adopte une vision plus généreuse des biens dont la distribution soulève des préoccupations de justice, et/ou considère les mécanismes productifs, ainsi que les mécanismes allocatifs, comme soumis aux exigences de la justice.

Par exemple, nous pourrions penser qu’une théorie de la justice distributive porte sur la façon dont les biens distribuables autres qu’économiques sont distribués ; ou, plus largement encore, qu’elle porte sur la façon dont les individus s’en sortent en ce qui concerne tous les aspects de l’avantage que nous pensons moralement pertinents (par exemple, à quel point ils sont heureux, ou s’ils jouissent de reconnaissance). Ces types d’avantages ne sont peut-être pas distribuables en soi, mais il est vrai que les individus peuvent en jouir ou y avoir accès à différents degrés, et que nous pouvons influer sur le degré auquel les personnes peuvent y avoir accès ou en jouir, et ces deux faits rendent intelligible et raisonnable l’application de considérations de justice à la distribution de ces types (p. 5) d’avantages. Une interprétation large de la justice distributive peut également prendre en compte les mécanismes de production qui affectent la nature et la quantité des biens distribuables, plutôt que de se concentrer uniquement sur les mécanismes d’allocation de biens donnés à l’avance. L’idée de justice distributive dans ce sens plus large, à laquelle Rawls souscrit explicitement (Rawls 1971 : 88), est souvent associée à celle de justice sociale. Bien que la plupart des théoriciens de la justice ne disent pas s’ils conçoivent l’objet de la justice distributive comme étroit ou large dans ce sens, leurs principes ont souvent des implications sur les processus productifs, ainsi que sur les mécanismes étroitement distributifs, qui devraient être mis en place. (Un exemple simple est celui d’un principe enjoignant l’égalité maximale des chances de bien-être en tant qu’exigence de justice : différents arrangements productifs, ainsi que des schémas allocatifs, affectent l’ampleur de l’éventail des chances de bien-être dont les gens bénéficient, et la réalisation des exigences de la justice ainsi comprise nécessite donc la mise en place de certains schémas productifs, plutôt que d’autres.)

(iv) Enfin, et de manière cruciale, les théoriciens de la justice distributive la conçoivent différemment selon la vision, parfois explicite mais le plus souvent implicite, qu’ils ont de la signification normative des revendications de justice distributive. Selon la plupart des points de vue, les considérations de justice distributive nous offrent des raisons très importantes d’agir. Plus encore, l’injustice est, selon la plupart des points de vue, une raison décisive de modifier les arrangements : comme l’a déclaré Rawls, « les lois et les institutions, aussi efficaces et bien organisées soient-elles, doivent être réformées ou abolies si elles sont injustes » (Rawls 1971 : 3). Selon certains points de vue, comme nous l’avons mentionné précédemment, les considérations de justice nous offrent des raisons d’agir qui ne laissent aucune marge de manœuvre pour décider ce que nous devons faire exactement pour les autres, et selon la plupart des points de vue, elles nous offrent en outre des raisons d’agir qui sont applicables, c’est-à-dire qui peuvent être soutenues par la force de manière justifiée par une autorité légitime désignée. Selon d’autres points de vue, cependant, les raisons fondées sur la justice ne sont pas essentiellement orientées vers l’action, et l’identification d’une injustice est considérée comme une tâche essentiellement évaluative, effectuée indépendamment de l’existence ou non de raisons de faire quelque chose pour remédier à l’injustice et, en fait, de la possibilité pour quiconque d’y remédier (Cohen 2008). Les raisons de justice, ici, traquent principalement ce que nous avons des raisons de regretter, ou de trouver désévaluable.

Détecter les variations dans l’usage du concept de justice selon les lignes qui viennent d’être esquissées est utile pour deux raisons principales.

Premièrement, parce que les théoriciens de la justice ont utilisé des concepts de justice distributive sensiblement différents, et l’ont généralement fait de manière implicite, sans dire clairement ce qu’ils entendent lorsqu’ils affirment ou nient que quelque chose est une exigence de justice distributive, ils – et leurs critiques – ont parfois argumenté à contre-courant. Certains défenseurs de la politique de l’identité, par exemple, qui rejettent le « paradigme distributif » (Young 1990), s’appuient sur une conception de la justice distributive selon laquelle elle ne concerne que la distribution des ressources matérielles. Il s’agit d’une compréhension plus étroite que celle qu’ont de nombreux théoriciens de la justice distributive. De même, la critique anti-constructiviste de Rawls développée par G. A. Cohen repose en partie sur le fait que Cohen utilise un concept de justice différent de celui de Rawls (Willams 2008). Pour Rawls, les principes de justice guident l’action, et plus précisément, ce sont des principes destinés à faciliter l’interaction coopérative des citoyens entre eux, donc (p. 6) ils doivent être compris par les citoyens, et ces derniers peuvent vérifier qu’ils sont suivis par les autres. Pour Cohen, en revanche, les considérations de justice ne doivent pas jouer ce rôle social particulier. (Pour un autre diagnostic de la critique de Rawls par Cohen, fondée sur l’utilisation de différents concepts de justice, voir Anderson 2012). Remarquer que les philosophes ont utilisé différents concepts de justice distributive révèle que certains désaccords sont plus apparents que réels.

Mettre en évidence la diversité des usages du concept de justice et des engagements substantiels qui sous-tendent cette diversité est également important pour une autre raison, celle-ci directement pertinente du point de vue de l’introduction de ce volume. Dès lors que nous constatons que l’idée de justice distributive peut être et a été utilisée de nombreuses manières, nous avons une idée plus claire du vaste éventail de questions qui peuvent être abordées par les débats sur la justice distributive. Il devient évident, par exemple, qu’un souci de justice distributive peut éclairer notre position sur les arrangements productifs qu’une société juste devrait accueillir, tout autant que notre position sur l’allocation de ce qu’une société juste produit ; ou que les théoriciens de la justice peuvent être aussi préoccupés par la jouissance inégale de la reconnaissance des individus que par leur accès inégal aux ressources. Comme le souligne Michael Walzer :  » l’idée de justice distributive a autant à voir avec l’être et le faire qu’avec l’avoir, autant à voir avec la production qu’avec la consommation, autant à voir avec l’identité et le statut qu’avec la terre, le capital ou les possessions personnelles  » (Walzer 1983 : 3).

Dans la lignée des remarques de Walzer, le choix des sujets de ce volume reflète une compréhension généreuse de la portée de la justice distributive. Le volume s’ouvre, dans la première partie, par des discussions sur les principales interprétations concurrentes des exigences de la justice distributive telles qu’elles sont avancées dans les débats contemporains – ce que j’ai précédemment appelé  » les questions fondamentales  » pour les théoriciens de la justice. Bien que toutes les théories contemporaines de la justice soient fondées sur l’hypothèse que toutes les personnes ont un statut moral égal et doivent être traitées sur un pied d’égalité, partageant ainsi un  » plateau égalitaire  » (Kymlicka 1990 : 5), elles divergent considérablement sur ce qu’exige exactement le fait de traiter les gens sur un pied d’égalité. Ils divergent, de manière centrale, sur le modèle de distribution des avantages que les exigences de la justice sont censées contribuer à créer, et sur ce qu’est la monnaie de la justice, c’est-à-dire sur l’aspect de la situation des gens qui devrait retenir notre attention lorsque nous évaluons s’il existe ou non des injustices distributives entre eux.

En ce qui concerne le modèle de justice distributive, certains théoriciens favorisent les politiques de redistribution en vue d’atténuer ou d’éliminer l’écart entre les mieux lotis et les moins bien lotis (que nous pourrions appeler des égalitaristes distributifs, ou égalitaristes simpliciter, dont il est question aux chapitres 2 et 3), tandis que d’autres estiment que ces politiques doivent uniquement garantir que les plus démunis disposent de suffisamment d’argent ou que leurs besoins fondamentaux sont satisfaits (chapitre 4), et d’autres encore que les améliorations de la situation des plus démunis sont prioritaires (chapitre 3). D’autres théoriciens encore considèrent que les politiques de redistribution sont requises par la justice dans la mesure où elles permettent de s’assurer que les gens sont aussi bien ou aussi mal lotis qu’ils méritent de l’être (chapitre 7), tandis que certains rejettent toute politique de redistribution comme injuste parce que les seuls droits dont disposent les gens sont les droits d’utiliser, de contrôler et d’échanger à pleine immunité fiscale des droits de propriété privée justement acquis (ce sont les points de vue libertariens de droite, discutés au chapitre 6).

(p. 7) Les théories de la justice prennent également position sur ce qu’est la monnaie de la justice distributive : selon certains, ce sont les ressources auxquelles les gens ont accès qui sont pertinentes pour la justice (voir les chapitres 1 et 2), tandis que selon d’autres points de vue, ce qui compte, ce sont les opportunités de bien-être dont disposent les gens (chapitre 2), ou la liberté effective d’atteindre des états valables d’être et de faire (ou les  » capacités  » de fonctionner, comme, par exemple, la capacité d’être bien nourri, ou d’échapper à la morbidité ; le chapitre 5 discute de l’approche par les capacités en général, dans ses variantes égalitaires et non égalitaires).

Ces deux ensembles de questions orthogonalement liées, sur le modèle et la monnaie de la justice distributive, ont structuré de nombreux débats entre les défenseurs des principales conceptions contemporaines concurrentes de la justice, et guident largement la répartition des sujets entre les chapitres de la première partie. Étant donné que John Rawls et Ronald Dworkin ont proposé les deux théories égalitaires contemporaines les mieux élaborées (qui considèrent toutes deux que les ressources sont pertinentes pour la justice), les deux premiers chapitres se concentrent sur la discussion de ces théories et des approches connexes (celles des « égalitaristes chanceux ») qui se sont inspirées de l’une ou l’autre de ces théories. Parmi les autres questions connexes importantes que les chapitres de la première partie abordent, citons le rôle de la responsabilité personnelle en matière de justice, la pertinence de l’évaluation subjective par les individus de leur situation par rapport à celle des autres pour déterminer s’ils sont injustement avantagés ou désavantagés, et la possibilité de concilier les engagements égalitaires avec l’adhésion à des droits robustes de propriété privée sur son corps et son esprit (et donc à une forte présomption contre le paternalisme), qui anime le projet libertaire de gauche.

Les parties II et III traitent de questions, certaines substantielles et d’autres méthodologiques, qui sont moins souvent traitées dans le contexte du débat sur la justice distributive.

Comme cela a été mentionné précédemment, tous les philosophes reconnaissent que la justice distributive, aussi importante soit-elle, n’est pas la seule vertu sociale que nous avons des raisons d’approuver, de sorte que des questions se posent sur la façon dont ses exigences se rapportent à celles d’autres valeurs centrales qu’une société devrait promouvoir ou protéger. Les chapitres de la deuxième partie abordent ces questions. Ils s’interrogent sur la manière dont les exigences de la justice en matière de punition, dont on pense souvent qu’elles requièrent une punition conforme au désert, sont liées à celles de la justice dans les biens de la coopération sociale (chapitre 8) ; sur la question de savoir si et comment la promotion de valeurs impersonnelles telles que l’excellence dans les arts ou les sciences ou les biens environnementaux, bien que n’étant pas elle-même exigée par la justice, devrait être poursuivie dans une société bonne, et si cela serait en tension avec la justice (chapitre 9) ; Une société juste est-elle aussi une société qui tient compte des demandes de reconnaissance multiformes des individus et des groupes, y compris la reconnaissance des identités distinctives des personnes (et donc de leurs différences), l’acceptation sociale de leur identité authentique et l’appréciation de leur valeur (chapitre 11). Comme il ressort de certaines discussions, et conformément à ce qui a été dit dans les premières pages de ce chapitre, il est possible de concevoir l’idée de justice distributive de manière plus ou moins globale, et selon l’interprétation plus ou moins large de la justice que nous adoptons, notre vision de sa place par rapport aux autres vertus sociales sera différente. (Les demandes de reconnaissance des personnes, par exemple, peuvent elles-mêmes être considérées comme quelque chose que les personnes ont une revendication fondée sur la justice d’avoir satisfait ; en revanche, sur une (p. 8) compréhension plus étroite de l’idée de justice, cette dernière est prétendue être à la fois différente, et potentiellement en tension, avec les valeurs défendues par les défenseurs de l’éthique du care.)

Les chapitres de la troisième partie se tournent vers certaines questions centrales concernant la nature de notre théorisation de la justice distributive ; ce sont des questions sur lesquelles toute théorie doit prendre position, implicitement ou explicitement. Nos théories de la justice distributive présupposent-elles une vision particulière de la nature humaine ? Que se passerait-il, tant pour la viabilité que pour la défense d’une théorie, si l’on reconnaissait que certaines dispositions et certains désirs humains ont une explication évolutive (chapitre 12) ? Les exigences de justice ne surgissent-elles que dans un contexte où des institutions politiques existent, et comment l’exigence de légitimité de nos institutions politiques – qui, comme je l’ai mentionné précédemment, est considérée comme une exigence fondamentale que nous devrions formuler à l’égard de nos institutions communes – est-elle liée à la préoccupation de justice (chapitre 13) ? Quelles hypothèses sur la nature des exigences morales les théories concurrentes de la justice distributive font-elles, et qu’apprenons-nous sur ces théories lorsque nous gardons à l’esprit les distinctions cruciales de l’éthique normative, entre les conséquentialistes et les non-conséquentialistes, les théories déontologiques et téléologiques, les exigences neutres par rapport à l’agent et celles centrées sur l’agent, et les vues prospectives et rétrospectives (chapitre 14) ?

Les trois derniers chapitres de la troisième partie abordent des questions ouvertement méthodologiques auxquelles les théoriciens de la justice accordent une attention croissante. De quels faits notre théorisation de la justice devrait-elle s’abstraire, et la tentative de formuler des principes qui guideraient les institutions d’une société idéalement juste – une société dans laquelle nous supposons que tout le monde se conformerait aux principes que nous formulons, et dans laquelle les conditions de réalisation de la justice sont favorables – est-elle une partie utile et nécessaire d’une théorie de la justice, ou une idéalisation inutile et potentiellement trompeuse (chapitre 15) ? Quelle est la méthode défendable pour justifier les principes de justice distributive ? Comment les méthodes de justification ostensiblement différentes qui sont déployées par différents théoriciens de la justice – le constructivisme, l’intuitionnisme et l’analyse conceptuelle – se relient-elles les unes aux autres (chapitres 15 et 16) ?

La dernière partie du volume, la partie IV, se tourne vers des discussions sur les exigences de la justice distributive dans divers domaines de la vie sociale, économique et politique. Les titres de ces chapitres sont explicites. Nombre d’entre eux traitent de sujets différents mais étroitement liés et peuvent être utilement lus ensemble – c’est le cas, par exemple, des chapitres sur le genre, la famille et l’éducation, ou des chapitres sur les minorités culturelles et religieuses, la langue, la justice au-delà des frontières et la migration. En ce qui concerne certaines des questions sociales et politiques abordées ici, il est déjà largement admis que les défis qu’elles soulèvent peuvent être analysés de manière fructueuse à travers le prisme d’une approche de justice distributive. C’est le cas, par exemple, de la répartition des possibilités d’éducation, de l’emploi, de l’accès à la santé et des revendications de ressources par les individus au-delà des frontières. (Dire cela, comme on l’a déjà noté plus haut, ne revient pas à dire que les préoccupations de justice distributive sont les seules que nous ayons des raisons de reconnaître en ce qui concerne ces questions). Avec d’autres défis auxquels nous sommes confrontés, tels que ceux présentés par la persistance des divisions sociales selon les lignes raciales et la nécessité de tenir compte des revendications des générations futures, mais aussi des torts de l’exploitation et (p. 9) de la discrimination, la question de savoir si les questions auxquelles nous sommes confrontés peuvent être utilement considérées comme des questions de justice distributive est contestée. Les chapitres consacrés à ces sujets abordent, entre autres, cette importante question. Bien que les sujets couverts par les chapitres de la partie IV ne soient pas censés épuiser les domaines de notre vie sociale qui donnent lieu à des problèmes de justice distributive, ils constituent une sélection non négligeable des cas centraux. Les débats qu’ils survolent, et les discussions qu’ils alimentent, reflètent bien la richesse et l’étendue de la justice distributive en tant que domaine de la philosophie politique.

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