La mort d’Alexandre le Grand est un mystère non résolu. A-t-il été victime de causes naturelles, terrassé par une sorte de fièvre, ou ses maréchaux l’ont-ils assassiné, furieux de ses manières tyranniques ? Une autopsie permettrait de trancher la question, mais il est trop tard pour cela.
La piste est froide depuis longtemps. Tous ceux qui ont évoqué les quinze jours terribles de sa mort avaient leur propre réputation à protéger et ils n’étaient pas sous serment lorsqu’ils ont publié leurs mémoires. Le secret de la fin d’Alexandre ne sera pas découvert en épluchant des récits contestés, mais en évaluant son interaction avec les autres. Qui étaient les hommes et les femmes qu’il connaissait, et qui étaient ses amis et ses ennemis ? Que pensaient-ils de lui et lui d’eux ? Où se trouvaient leurs loyautés, et où les impératifs de l’intérêt personnel ?
En l’an 323 avant Jésus-Christ, Alexandre a profité de vacances trop tardives dans la métropole de luxe de Babylone en Mésopotamie. C’était l’une des grandes villes de l’empire perse et, au fil des siècles, elle s’était habituée à répondre aux besoins des envahisseurs. Ses jardins suspendus étaient l’une des sept merveilles du monde antique. Quelques semaines de loisirs et de plaisirs ininterrompus y étaient exactement ce dont Alexandre et ses soldats fatigués avaient besoin.
Le jeune monarque macédonien avait passé dix bonnes années à se frayer un chemin non stop à travers l’empire perse jusqu’à sa frontière indienne, déposant le Grand Roi et s’emparant lui-même du pouvoir. Après avoir remporté des victoires dans le Pendjab et le long de l’Indus, il avait marché vers la civilisation à travers un désert brûlant, perdant des milliers de ses hommes par manque d’eau avant d’atteindre la sécurité et le confort de la Mésopotamie.
Alexandre était encore un bel homme dans la force de l’âge dont le passé triomphant laissait présager un avenir radieux. Son prochain et imminent projet était d’établir des cités commercialement viables le long de la côte arabe. Un port avait été spécialement construit près de Babylone pour accueillir une nouvelle flotte. Pendant ce temps, l’armée se préparait à marcher vers le sud par voie terrestre. La victoire était considérée comme acquise, mais après cela, qui savait quoi ?
Pour l’heure, en cette fin mai, alors que la chaleur implacable de l’été approchait, il avait besoin d’un bon repos. Babylone disposait de toutes les installations nécessaires. Il y avait de l’eau partout ; le fleuve Euphrate, en route vers le golfe Persique, traversait le centre de la ville et se déversait dans les douves qui longeaient les hauts murs défensifs en briques de terre cuite. Et au-delà des murs s’étendaient des marais et des lagunes regorgeant d’animaux sauvages, des canaux d’irrigation et des réservoirs.
Le vin faisait le tour de chaque unité du campement, de même que les animaux destinés aux sacrifices aux dieux.
Deux palais colossaux se dressaient au nord de Babylone, avec des bureaux et des ateliers. L’un d’eux fonctionnait, du moins en partie, comme l’un des premiers musées du monde, abritant des objets précieux des temps anciens, et était probablement l’endroit où les rois et leurs familles vivaient dans un isolement grandiose mais privé. L’autre, que les archéologues modernes ont appelé le palais du Sud, était principalement réservé à l’administration et aux fonctions cérémonielles. Des bureaux et des ateliers entouraient cinq cours, dont l’une s’ouvrait sur une vaste salle du trône dont les murs étaient émaillés de carreaux bleus et jaunes et décorés de reliefs floraux, de lions et de motifs en éventail suggérant les frondes d’un palmier.
Au bord de la rivière, à côté du palais, les Jardins suspendus stupéfiaient les visiteurs. Un ensemble de terrasses ascendantes, recourbées l’une au-dessus de l’autre, reposait sur de grandes voûtes en briques. Chaque terrasse contenait un profond lit de terre et était plantée d’arbres et d’arbustes. L’effet était celui d’une colline boisée. Un escalier menait à tous les étages, et l’eau tirée du fleuve par des pompes mécaniques irriguait chaque niveau. On racontait que le roi le plus prospère de Babylone, Nabuchodonosor II, avait construit les Jardins suspendus pour sa femme, à qui les montagnes de son enfance manquaient.
En principe, ils n’avaient rien de très inhabituel, car ils étaient une version urbaine condensée du grand jardin clos ou du parc très prisé par les riches et les puissants, qui recherchaient un soulagement vert et rafraîchissant dans les paysages desséchés de l’Orient. Le mot grec pour désigner un tel jardin était paradeisos, d’où nous tirons notre « paradis ».
Comme le montre la conception des Jardins suspendus, les habitants de Babylone et des autres Mésopotamiens étaient d’habiles gestionnaires de l’eau. Ils ont construit des canaux et des systèmes d’irrigation, et juste au nord du palais du Sud, ils ont construit ce qui semble avoir été un grand réservoir.
Sur le côté est de Babylone, un mur extérieur formait une première défense contre les attaques et enfermait de grandes zones de terrain moins peuplées. Il menait à un palais dit d’été, à 2 000 mètres au nord de la ville principale. Des puits de ventilation permettaient de lutter contre la chaleur de la journée et, loin du centre ville surpeuplé, de soulager la famille régnante. Le palais a peut-être aussi servi de quartier général militaire ; il y avait certainement beaucoup d’espace pour un campement de l’armée à proximité. Alexandre préférait être avec ses hommes plutôt que de vivre dans la ville, et passait du temps dans la tente royale ou à bord de bateaux sur le fleuve. Ainsi, que ce soit là ou au palais, il supervisait les préparatifs de son expédition en Arabie et se détendait.
La marine approchait d’un état de haute préparation et un programme d’entraînement intensif était en cours. Différentes classes de navires de guerre s’affrontaient dans des courses et les vainqueurs recevaient des couronnes d’or. Alexandre décida d’organiser un banquet pour l’armée le soir du 29 mai (selon le calendrier grec, Daesius 18). Il s’agissait de célébrer la fin d’une campagne, l’invasion de l’Inde, et le début imminent d’une nouvelle, l’invasion de l’Arabie.
Mais dans l’intervalle, on avait le temps de s’amuser. On envoyait du vin à toutes les unités du campement, ainsi que des animaux à sacrifier aux dieux – c’est-à-dire à faire rôtir sur un autel, puis, comme c’était la coutume dans le monde antique, à manger. L’invité d’honneur à la table du roi était son amiral de la flotte, un Grec appelé Néarque, un fidèle, quoique pas spécialement talentueux, qui avait été un ami d’enfance.
Alexandre connaissait bien son Euripide, le poète tragique athénien de la fin du Ve siècle avant notre ère, et récitait des vers de sa pièce Andromède. L’intrigue concernait une jeune et belle princesse qui était enchaînée à un rocher et attendait la mort d’un monstre marin. Au dernier moment, le héros, Persée, arrive sur son cheval volant, Pégase, et la sauve. Seuls des fragments du drame ont survécu et nous ne savons pas quelles répliques le roi a prononcées, mais l’une d’entre elles correspond certainement à la haute opinion qu’il avait de lui-même : J’ai gagné la gloire, non sans de nombreuses épreuves.
La convention parmi les fêtards civilisés voulait que l’on ne commence à boire sérieusement qu’une fois le repas terminé. Le vin était un peu sirupeux et pouvait avoir une teneur en alcool élevée par rapport aux millésimes d’aujourd’hui. Il était généralement servi dilué dans de l’eau. Un grand bol à deux anses, ou cratère, contenant du vin (il pouvait contenir jusqu’à six litres de liquide), était apporté dans la salle à manger où les invités étaient allongés sur des canapés communs. L’hôte, ou un maître de cérémonie choisi par les personnes présentes, décidait de la quantité d’eau à mélanger au vin et du nombre d’appoints autorisés. Les invités avaient des tasses individuelles et les serviteurs utilisaient des louches pour les remplir.
Les Macédoniens et leurs monarques avaient une fière tradition de forte consommation d’alcool. Il n’était pas du tout rare qu’une séance se termine par l’évanouissement des buveurs. Dans une pièce jouée à Athènes au début du IVe siècle, Dionysos, le dieu du vin, expose les étapes de l’ivresse :
Pour les hommes raisonnables, je ne prépare que trois cratères : un pour la santé (qu’ils boivent en premier), le deuxième pour l’amour et le plaisir, et le troisième pour le sommeil. Après avoir vidé le troisième cratère, les hommes raisonnables rentrent chez eux. Le quatrième cratère n’a rien à voir avec moi – il appartient au mauvais comportement ; le cinquième est pour les cris ; le sixième pour l’impolitesse et les insultes ; le septième pour les bagarres ; le huitième pour casser les meubles ; le neuvième pour la dépression ; le dixième pour la folie et l’inconscience.
Alexander a fait l’expérience des chiffres les plus élevés de l’échelle et a porté un toast à chacun des 20 hommes présents dans la pièce. Puis il décida de quitter la fête tôt et de dormir un peu. C’était un comportement inhabituel pour lui ; il se sentait peut-être un peu à côté de la plaque. Comme à son habitude, il prit un bain avant de dormir, mais c’est alors qu’un de ses amis thessaliens, Medius, l’invita à se joindre à une fête nocturne. « Tu vas t’amuser », lui a-t-il promis. Le roi accepta et continua à boire. Il finit par partir et se coucher.
Le lendemain, il se sentait fiévreux et passait une grande partie de son temps au lit. Il joua aux dés avec Medius et dîna avec lui. L’alcool était à nouveau au menu. Selon une version des événements, Alexandre mit au défi un invité de boire un cratère de vin en une seule fois. Après l’avoir fait, l’homme a lancé un autre défi au roi, celui de répéter le tour. Alexandre a essayé, mais n’a pas réussi. Il ressentit une douleur lancinante dans le dos « comme s’il avait été transpercé par une lance », poussa un grand cri et s’affaissa sur son coussin. Il quitte la fête, mange un peu et prend un bain. Il avait maintenant définitivement de la fièvre et s’est endormi sur place dans la salle de bain.
Au matin du troisième jour, Alexandre n’allait pas mieux. On le transporta sur un divan pour effectuer le sacrifice quotidien habituel afin de persuader les dieux de veiller sur lui et son armée. Son indisposition était un contretemps ennuyeux, mais pas plus que cela. Il donna des instructions à ses officiers pour l’imminente campagne d’Arabie et s’amusa à écouter Néarque se remémorer ses aventures en mer.
Puis le roi fut transporté sur son lit jusqu’à un bateau qui l’attendait et qui le conduisit en aval vers les palais de Babylone. Là, il fut installé dans le paradeisos ou, autrement dit, les Jardins suspendus, sans doute en raison de leur calme, de leur tranquillité et de leur fraîcheur. Il reposait dans une chambre voûtée à côté d’un grand bassin de baignade. Il discutait des postes vacants dans l’armée avec ses commandants et passait du temps à bavarder avec Medius.
Les jours passaient ; l’état d’Alexandre se dégradait progressivement. Il semble y avoir eu une variété de piscines et de bains dans les environs, et le roi a été transféré dans au moins l’un d’entre eux et finalement dans une loge à côté du réservoir. Ces déménagements constants suggèrent une panique croissante au sein du personnel du roi.
Il était de plus en plus évident qu’il était gravement malade ; ses commandants et hauts fonctionnaires étaient avertis de rester à portée de main. Les généraux attendaient dans la cour. Les officiers des compagnies et des régiments devaient se rassembler devant les portes. Le 5 juin, Alexandre est ramené en ferry au Palais d’été. Il y resta ou sous la tente royale dans le campement militaire voisin.
Ce qui tua le roi était aussi incertain que l’avenir dont il était désormais exclu.
La fièvre ne faiblit pas. Le lendemain soir, il était évident que le roi était en train de mourir. Il avait perdu l’usage de la parole et il remit sa chevalière à son général en chef, Perdiccas. Il mettait ainsi en scène une passation de pouvoir au moins temporaire.
Une rumeur se répandit selon laquelle Alexandre était déjà mort. Les soldats se pressèrent autour de l’entrée du palais, criant et menaçant de faire une émeute. Une deuxième porte fut enfoncée dans le mur de la chambre pour qu’ils puissent passer plus facilement devant leur chef mourant. On les laissa entrer, sans cape ni armure. L’historien d’Alexandre, Arrien, écrit:
J’imagine que certains soupçonnaient que sa mort était couverte par les intimes du roi, les huit gardes du corps, mais pour la plupart, leur demande insistante de voir Alexandre était l’expression de leur chagrin et de leur nostalgie pour le roi qu’ils étaient sur le point de perdre. On raconte qu’Alexandre ne pouvait plus parler alors que l’armée défilait devant lui, mais il luttait pour lever la tête et saluait chaque homme du regard.
Sept de ses commandants entreprirent un rituel d’incubation. Ils passèrent la nuit dans le temple d’une divinité babylonienne, espérant une vision ou un rêve porteur de présages. Ils s’enquirent de savoir si le roi devait y être déplacé, mais on leur répondit, découragés, qu’ils devaient le laisser là où il était.
Le 11 juin, entre trois et six heures de l’après-midi, Alexandre mourait, à un mois environ de son 33e anniversaire. Qu’allait-il se passer ensuite ? se demandait-on avec inquiétude. Personne ne le savait. Si les récits sont exacts, le roi lui-même n’était pas plus sage. Alors qu’il était encore capable de parler, il a tourné son attention désabusée vers la succession. Quand quelqu’un lui a demandé : « A qui laissez-vous le royaume ? », il répondit : « Au plus fort. » Il aurait ajouté : « Je prévois de grands jeux funèbres après ma mort. »
Perdiccas lui demanda quand il souhaitait que les honneurs divins lui soient rendus. Il répondit : « Quand vous-mêmes serez heureux. » On rapporte que ce furent les derniers mots d’Alexandre.
Ce qui tua le roi était aussi incertain que l’avenir dont il était désormais exclu. On supposa des causes naturelles. Cependant, après un certain temps, des détails circonstanciels d’un complot visant à l’empoisonner ont émergé à la lumière du jour. Ainsi, la vraie question a pu être de savoir qui a tué le roi.
Nous avons deux explications de la mort d’Alexandre, toutes deux décorées de données, opaques avec une vraisemblance qui croise mon cœur et mon espoir de mourir. L’une donne un verdict de meurtre, et l’autre de mort naturelle compliquée. Laquelle devons-nous croire ?
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