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Sept tragédies grecques, sept aperçus simples

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2018.12.27 | Par Gregory Nagy

Je me mets ici au défi de rédiger sept  » aperçus d’intrigue  » élémentaires – je les appelle des aperçus – pour sept tragédies grecques : (1) Agamemnon, (2) Les porteurs de libations et (3) Euménides, d’Eschyle ; (4) Œdipe à Colone et (5) Œdipe Tyrannus, de Sophocle ; (6) Hippolyte et (7) Bacchantes (ou Femmes bacchiques), d’Euripide. Dans mes aperçus, j’attends du lecteur aucune connaissance préalable de ces sept tragédies.

Masque de Dionysos, trouvé à Myrina (aujourd'hui en Turquie). Terre cuite. 2e-1er siècles avant notre ère. Paris. Musée du Louvre. Département des Antiquités grecques, étrusques et romaines (Myr. 347). Dessin au trait de Valérie Woelfel.
Masque de Dionysos, trouvé à Myrina (aujourd’hui en Turquie). Terre cuite. 2e-1er siècles avant notre ère. Paris. Musée du Louvre. Département des Antiquités grecques, étrusques et romaines (Myr. 347). Dessin au trait de Valérie Woelfel.

Trois commentaires, avant de commencer les aperçus

-Le mot tragédie, tel que je l’utilise ici, désigne la forme la plus prestigieuse du drame grec antique.

Dans mes aperçus, j’utiliserai indifféremment le mot drame et le mot tragédie. Ici, je donne les faits historiques de base sur le théâtre grec antique, en une seule phrase :

Le théâtre dans la polis ou  » cité-État  » d’Athènes a été développé à l’origine par l’État dans le but d’éduquer les Athéniens à être de bons citoyens.

-Mes sept aperçus contiennent des explications pour des mots qui sortent de l’ordinaire. Par exemple, le mot grec ancien polis, tel qu’il est utilisé ci-dessus, est expliqué par le biais de la définition  » cité-état « . Il n’y a que deux termes que j’explique non pas ici dans mes aperçus mais ailleurs. Ces deux termes sont le culte du héros et le culte du héros, expliqués dans mon livre Le héros grec antique en 24 heures 0§14.

Sept tragédies, sept aperçus

I. Eschyle : aperçus de trois de ses tragédies-(1) Agamemnon, (2) Les Porteurs de libations, (3) Euménides

Cet ensemble de trois tragédies retrace l’histoire d’Agamemnon et de sa famille, en mettant en évidence leur dysfonctionnement comme symptôme de tout ce qui était mauvais dans l’ère passée des héros, à mettre en contraste avec la fonctionnalité de la société telle qu’elle est figurée par l’État dans l’ère « présente » d’Athènes en 458 avant notre ère, qui est la date originale de production.

(1) Agamemnon.

La trame de ce drame commence au moment où Agamemnon, sur-roi des Grecs prototypiques connus sous le nom d’Achéens, rentre dans sa maison d’Argos. Il vient de Troie, une ville sacrée que lui et son armée viennent de capturer et de brûler. Pendant ce temps, sa femme, Clytemnestre, prépare sa vengeance pour le meurtre de la fille du couple, Iphigénie, par Agamemnon lui-même. Ce meurtre avait été rationalisé par le roi comme un sacrifice humain rendu nécessaire par son désir ardent de voir les Achéens s’embarquer pour Troie, poussés par des vents soufflant d’ouest en est. Avant le sacrifice, les Achéens avaient été bloqués par les vents, contrôlés par la déesse Artémis.

Le chœur de chanteurs et de danseurs de ce drame, personnifié comme les anciens d’Argos qui avaient été laissés derrière lorsque leur roi Agamemnon était parti pour Troie, exécute un chant et une danse d’introduction qui reprend non seulement l’histoire de toutes les destructions et tueries qui ont suivi la prise de Troie par Agamemnon et son armée, mais aussi une histoire antérieure sur le meurtre d’Iphigénie par Agamemnon lui-même. Les deux histoires sont liées, car elles révèlent toutes deux la moralité problématique d’Agamemnon, dont la cruauté en tuant Iphigénie est liée à sa cruauté future en ne montrant aucune pitié pour les victimes laissées derrière lui après la prise de Troie par les Achéens. Artémis, déesse des vents, avait permis la réorientation des vents, qui soufflaient désormais de l’ouest vers l’est et propulsaient ainsi les Achéens vers Troie, mais elle avait détesté le meurtre qui avait conduit à cette réorientation – et elle avait déjà détesté prophétiquement les futurs meurtres et asservissements à Troie, avant même que ces sinistres événements ne se soient encore produits.

Une fois Agamemnon revenu des meurtres à Troie et arrivé chez lui à Argos, il est lui aussi violemment tué. Le massacre y est commis par Clytemnestre, agissant de concert avec son nouvel amant Aegisthus. Une victime innocente est également massacrée, la princesse Cassandre, qu’Agamemnon avait réduite en esclavage et ramenée avec lui de Troie à Argos comme prix de guerre. La mort de Cassandre est l’un des moments les plus poignants de la tragédie. Un vent vient de l’ouest et lui souffle au visage alors qu’elle entre dans le palais où elle sera tuée par Clytemnestre. Ce vent signale une fois de plus la présence d’Artémis, déesse des vents. Par implication, Artémis peut à nouveau ressentir de la haine – cette fois, pour ce qui arrive à Cassandre.

(2) Les porteurs de libations.

Une autre fille d’Agamemnon et de Clytemnestre, Électre, est en colère après le meurtre de son père par sa mère. Il n’est pas clair si elle est également en colère pour le meurtre de sa sœur, Iphigénie, par son père, Agamemnon. Au début de l’histoire racontée dans ce drame, Clytemnestre fait le geste d’envoyer Électre en mission rituelle pour honorer Agamemnon : la fille est censée verser des libations – c’est-à-dire des versements rituels – dans la terre qui recouvre le corps enterré de son père. Électre considère que ce geste de sa mère est hypocrite, et elle demande au chœur des servantes de l’aider à apprendre comment effectuer la libation sur la tombe d’Agamemnon. Elle dit ne pas savoir quel pourrait être le bon type de libation.

Au tombeau, Électre retrouve son frère, Oreste, qui est lui aussi le fils d’Agamemnon et de Clytemnestre. La sœur s’associe au frère pour se venger de leur mère pour le meurtre de leur père. Ils complotent pour tuer leur mère et son amant, Aegisthus. Dans leur formulation, ils imaginent ce projet de meurtre comme une libation de sang humain. Mais ce n’est pas le bon type de libation à verser pour un ancêtre – ou pour un héros de culte en devenir, puisque les règles du culte des héros prescrivent des libations du sang d’animaux sacrifiés, et non d’humains assassinés.

Clytemnestre et Aegisthus sont maintenant assassinés par Oreste, avec l’aide d’Électre. Ainsi, le fils est affligé de la pollution de la culpabilité du sang pour le meurtre de sa propre mère.

(3) Euménides.

L’histoire racontée dans ce drame est centrée sur la transformation des Erinyes malignes ou  » furies  » en Euménides bénignes, ce qui signifie par euphémisme  » ceux qui ont un bon caractère « . Les Erinyes, en tant que « Furies » personnifiées, sont une incarnation féminine collective de la colère ressentie par les héros morts dont les esprits agités poursuivent leur « travail inachevé » de vengeance pour la culpabilité du sang. Au début du drame, les Furies cherchent déjà à se venger d’Oreste. Cette vengeance est centrée sur la culpabilité du fils d’avoir assassiné sa mère pour venger la culpabilité de celle-ci d’avoir assassiné son père. Les Erinyes poursuivent Oreste, le traquent comme des limiers.

Oreste se réfugie dans la ville d’Athènes, où Athéna, qui est la déesse de la citadelle et de toute la ville et de ses environs, organise le premier procès par jury qui ait jamais eu lieu dans la préhistoire de l’humanité. En termes de mythe, ce moment marque une transition de l’âge dysfonctionnel des héros à l’âge fonctionnel de la civilisation, à partir de ce moment dans le passé lointain et jusqu’au présent fictif, 458 avant J.-C. (comme nous le datons), qui est l’année où le drame a été produit dans la ville d’Athènes. Toujours en termes de mythe, ce même moment s’étend plus loin, notionnellement, du présent jusqu’à une éternité future espérée pour Athènes.

Lors de ce procès primordial, le dieu Apollon défend Oreste contre les plaignants, qui sont les Érinyes. La divinité masculine prétend que la paternité est plus importante que la maternité. Le raisonnement d’Apollon est basé sur une vieille idéologie, qui prétend que la reproduction humaine est causée par la « semence » masculine, et qu’il n’existe pas de « semence » féminine correspondante. Dans cette optique, l’utérus de la mère n’est qu’un réceptacle dans lequel le père plante, pour ainsi dire, sa « semence ». Cette idéologie correspond à une ancienne loi athénienne qui accordait la citoyenneté athénienne à un homme dont le père était un Athénien de souche, que la mère soit ou non une Athénienne de souche. Mais le « temps présent » de 458 avant J.-C. est un temps nouveau où une nouvelle loi athénienne a été introduite. Cette nouvelle loi n’accordait la citoyenneté à un homme que si son père et sa mère étaient tous deux natifs d’Athènes. Cette nouvelle loi, qui avait pour but de bloquer les mariages dynastiques des élites masculines athéniennes avec des élites féminines non athéniennes, était caractéristique d’une nouvelle idéologie que l’on peut décrire comme la démocratie. Une telle idéologie était pertinente pour une nouvelle version du mythe qui prenait forme dans le drame d’Eschyle, qui était un éminent poète d’État du théâtre d’État. À l’époque d’Eschyle, l’État se transformait en une forme plus prononcée de démocratie.

Dans le mythe de ce drame, la déesse Athéna est le Décideur, et elle est un exemple parfait, mythologiquement, d’une nouvelle réalité politique : elle a été conçue dans l’utérus de Mētis, la déesse de l’intelligence, qui a été fécondée par Zeus, sur-roi de toutes les divinités. Athéna est le résultat génétique à la fois du parent féminin et du parent masculin. Mais il y a un hic : Zeus s’était senti menacé par la grossesse de Mētis. Il était prédit que le fils du dieu, porté dans l’utérus de la déesse Mētis, renverserait son père une fois né. Zeus avale donc la déesse enceinte, et Athéna naît de sa tête, et non de l’utérus de Mētis. Le résultat de cette épisiotomie divine est que le sexe d’Athéna est finalement féminin, et non masculin. Mais cette femelle n’aura jamais de sexe, ne se reproduira jamais.

Accordant, Athéna n’est pas seulement pro-mère mais aussi pro-père. Elle n’est pas seulement féminine mais aussi masculine. Comment cette identité va-t-elle affecter le premier procès jamais jugé ? Lorsque le jury vote, il y a égalité des voix. Mais Athéna les départage, libérant Oreste de la peine de mort pour avoir tué sa mère afin de venger le meurtre de son père. Cela ne veut pas dire qu’Oreste n’est pas coupable. C’est simplement qu’il ne sera pas puni davantage pour sa culpabilité par le sang, au-delà des tourments infernaux qu’il avait déjà connus en étant poursuivi par les Erinyes. Et qu’arrive-t-il aux Erinyes ? Lorsqu’elles entendent le verdict qui purifie Oreste de sa pollution, elles crient au meurtre, mais Athéna les apaise en leur proposant de coopérer avec elles dans toute gestion future du crime et de la punition dans le Nouvel Ordre de la Civilisation. Les Erinyes partagent maintenant un condominium, pour ainsi dire, avec Athéna à Athènes, puisque la mentalité primitive de vengeance sanglante – dont le mot le plus parlant est vendetta – a été remplacée par l’ordre social civilisé de la polis ou « cité-état ». Les Furies ne sont plus les furieuses Erinyes. Elles sont devenues les Euménides tempérées, et ce nom, comme on l’a déjà noté, est un euphémisme de vœu pieux, puisqu’il signifie  » ceux qui ont un bon caractère « .

II. Sophocle : aperçus de deux de ses drames – (4) Œdipe à Colone, (5) Œdipe Tyrannus

Ces deux drames de Sophocle ne constituent pas un ensemble – contrairement aux trois drames d’Eschyle dont nous avons donné un aperçu plus haut. L’Œdipe à Colone a été composé par Sophocle vers la toute fin de sa vie – il est mort en 406 avant notre ère – et sa première n’a eu lieu qu’à titre posthume, en 401 avant notre ère. En revanche, l’Œdipe Tyrannus a été créé plus d’un quart de siècle plus tôt, bien que la date précise ne soit pas connue avec certitude. Le premier à être survolé ici est le drame postérieur, Œdipe à Colone, pour une raison simple : il est relativement plus facile, je pense, de comprendre le mythe global d’Œdipe en lisant l’Œdipe Tyrannus seulement après avoir lu l’Œdipe à Colone.

(4) Œdipe à Colone.

Odipe, roi de Thèbes, s’était aveuglé de désespoir face à son identité faussée après avoir découvert qu’il avait involontairement tué son propre père, l’ancien roi Laios, et qu’il avait épousé sa propre mère, Jocaste, la veuve de Laios. S’exilant de la ville de Thèbes, Œdipe cherche maintenant refuge dans la ville d’Athènes, où il arrive dans un dème ou « quartier » situé à une certaine distance du centre de la ville. Le nom du dème est Colonus, et cette dénomination est marquée par un rocher blanc stylisé, qui est un tumulus ou un monticule recouvert de plâtre, représenté comme brillant de loin. Le nom de Colonus fait référence non seulement à ce repère mais aussi, par extension, à l’ensemble du dème ; par extension supplémentaire, Colonus est même le nom d’un héros cultuel primordial dont le cadavre se trouve quelque part dans la  » terre mère  » du dème.

Cette terre de Colonus, ce dème, est représentée comme un espace sacré grouillant de végétation fertile. Cet espace est un bosquet stylisé, sacré non seulement pour le héros cultuel Colonus mais aussi pour une constellation de dieux, dont le plus éminent est Poséidon. La présence de ce dieu puissant à Colonus est représentée comme une domination sexuelle de la Terre Mère. C’est dans cette terre de Colone, dans ce bosquet, qu’Œdipe, misérable et repoussant, cherche refuge.

En cherchant refuge à Colone, Œdipe cherche par extension refuge dans la cité d’Athènes. La terre-mère qu’est Colone est aussi par extension la terre-mère qu’est Athènes. Et ce n’est pas un hasard, comme nous le verrons, si Colone est le lieu de naissance de Sophocle lui-même, fils préféré d’Athènes.

Pour se voir accorder le refuge à Colone et, par extension, à Athènes, le malheureux Œdipe a besoin du soutien du héros Thésée, qui règne en roi sur Athènes et sur tous les dèmes de la ville, dont celui de Colone. Œdipe fait donc une demande officielle à Thésée, qui est le grand prêtre des Athéniens du fait qu’il est leur roi : plus précisément, Œdipe demande à Thésée de le purifier de la pollution causée par le meurtre de son père et les relations sexuelles avec sa mère. En retour, Œdipe promet à Thésée de faire don de son propre corps, maintenant qu’il est prêt à mourir, au dème de Colone. Autrement dit, Œdipe promet de devenir un nouveau héros de culte pour le dème nommé Colonus, complétant le culte de ce héros de culte antérieur nommé Colonus.

La demande est accordée, et la promesse est tenue. Thésée en tant que grand prêtre purifie le misérable Œdipe de sa pollution, et Œdipe, par le biais d’une mort mystique, est absorbé en tant que nouveau héros de culte dans la Terre Mère de Colonus. Le nouveau culte du héros d’Œdipe, ancré non seulement à Colone mais aussi, plus généralement, à Athènes, est considéré comme une victoire morale pour cette cité et comme une défaite pour la cité de Thèbes, qui, à l’époque de la production de ce drame, était un ennemi mortel d’Athènes.

(5) Œdipe Tyrannus.

Les habitants de Thèbes, où Œdipe est roi, souffrent de la pollution d’un fléau qui affecte toute la vie végétale et animale, et pas seulement la vie des humains. Ils s’approchent d’Œdipe et le prient : tu dois nous sauver. Si tu peux nous sauver, alors tu seras à nouveau notre sauveur. Tu nous as déjà sauvés auparavant.

C’est un mauvais départ pour l’histoire du drame. Le peuple aborde ici Œdipe comme s’il était déjà un héros de culte. Mais il ne l’est pas. On ne peut devenir un héros de culte qu’après sa mort, et Œdipe est encore bien vivant.

Les habitants de Thèbes ont approché Œdipe ici parce qu’ils se fient à ce qu’ils savent d’un de ses actes passés : Œdipe avait déjà été leur sauveur auparavant, lorsqu’il avait résolu l’énigme du Sphinx. Cette solution a sauvé les habitants de Thèbes d’un précédent fléau. Alors, sauvez-nous à nouveau, l’implorent-ils. Œdipe répond en exprimant sa détermination à résoudre l’énigme du fléau. Mais la solution de cette nouvelle énigme deviendra, tragiquement, la dissolution de sa propre identité de roi. Et cette dissolution sera formalisée par son auto-aveuglement.

Les anthropologues nous disent qu’un roi générique, dans toute société donnée, est ordinairement considéré comme l’incarnation de cette société. En conséquence, toute douleur pour le  » corps politique  » de la société sera une douleur principalement pour le roi lui-même. Et, comme Œdipe lui-même le confesse au tout début de l’histoire racontée dans ce drame, il ressent maintenant une douleur plus grande que toutes les douleurs ressenties par chacun des membres de son propre peuple. Mais cette douleur est celle de la pollution, et la cause ultime de la pollution est dans ce cas le roi lui-même. Et cette pollution causée par le roi ne peut être guérie que si le roi défait sa propre royauté en défaisant sa propre identité. C’est ce que je voulais dire lorsque je parlais il y a un instant d’une dissolution qui sera formalisée par l’auto-aveuglement.

C’est donc une ironie que le peuple prie Œdipe comme son sauveur, sachant comme il le sait déjà que ce héros l’avait guéri d’un fléau antérieur – le guérissant par le biais de son intelligence lorsqu’il a résolu l’énigme du Sphinx. Mais nous voyons maintenant pourquoi l’histoire a mal tourné dès le départ. Le sauveur ultime n’est pas Œdipe, mais le dieu Apollon lui-même, dont le rôle principal dans l’univers est de guérir la vie et dont la caractéristique ultime est l’intelligence lumineuse qui émane de la lumière du soleil lui-même. Ainsi, lorsque les habitants de Thèbes prient Œdipe de les guérir en tant que leur sauveur, par le biais de son intelligence, leur prière entraîne ce héros dans une relation antagoniste avec la divinité à laquelle il ressemble le plus. Cette divinité est évidemment Apollon, qui est en fait invoqué comme sauveur dans le même drame. Cet antagonisme conduit à la disqualification d’Œdipe comme roi de Thèbes. L’intelligence lumineuse d’Apollon a occulté l’intelligence inférieure d’Œdipe, qui éteint maintenant les lumières de ses propres yeux en s’aveuglant, mutilant ainsi ses signes extérieurs de royauté.

Le héros générique, de son vivant, est condamné par une telle relation antagoniste avec une divinité. Après la mort, cependant, le même héros sera béni par la même relation, qui peut maintenant subir une transformation radicale : l’ancien antagonisme que nous voyons dans les mythes sur la vie du héros sera transformé, après la mort, en une nouvelle symbiose que nous voyons dans les rituels correspondants du culte du héros, où le héros générique du culte obtient d’être adoré aux côtés de la divinité à laquelle il ressemble le plus. Dans les deux drames d’Œdipe de Sophocle, cependant, l’histoire d’Œdipe en tant que héros de culte ne devient une réalité qu’à Athènes, et non à Thèbes. Et cette histoire est racontée dans l’Œdipe à Colone, et non dans l’Œdipe Tyrannus.

III. Euripide : aperçus de deux de ses drames-(6) Hippolyte, (7) Bacchantes (ouBacchiques)

Ces deux drames d’Euripide sont chronologiquement très éloignés l’un de l’autre, séparés par plus d’un quart de siècle. Le plus ancien des deux est l’Hippolyte, réalisé en 428 avant notre ère. Ce drame est déjà bien loin de ce que nous avons vu en considérant les trois drames d’Eschyle, qui avaient été produits trente ans plus tôt, en 458 avant Jésus-Christ. Là, nous avons vu le drame comme théâtre d’État, reflétant les idéologies dominantes de l’État athénien tel qu’il existait à l’époque d’Eschyle. Dans l’Hippolyte, par contre, produit en 428 avant J.-C., nous voyons le théâtre comme un théâtre pour le plaisir du théâtre. Les différences entre les drames d’Eschyle et d’Euripide deviennent encore plus prononcées dans les œuvres tardives du second poète. Un exemple frappant est celui des Bacchantes d’Euripide, dont la première a eu lieu en 405 avant J.-C., quelque temps après la mort du poète. Ici, l’idée même de théâtre est remise en question. Quel est donc le rôle exact de Dionysos lui-même en tant que dieu du théâtre ? Il n’y a pas de réponse facile. En effet, bien que les drames d’Euripide dépendent toujours du parrainage de l’État, l’agenda civique de l’État ne peut plus être détecté. Ces différences entre les drames d’Eschyle et d’Euripide sont mises en évidence de manière ludique par Aristophane dans sa comédie Frogs, produite en 405 avant Jésus-Christ. On imagine un concours poétique d’outre-monde entre les deux poètes, et c’est le civique Eschyle qui gagne le concours, et non l’expérimental Euripide. L’effet est ironiquement comique.

(6) Hippolyte.

Dans le mythe qui est repris dans ce drame, le jeune héros Hippolyte ne vénère que la déesse Artémis, négligeant totalement la déesse Aphrodite. Il ne s’intéresse qu’à la chasse et à l’athlétisme. Cette prédilection de sa part reflète sa négligence à l’égard d’Aphrodite, et voici pourquoi : la chasse et l’athlétisme, qui étaient des activités ritualisées dans la société grecque antique, exigeaient tous deux une abstinence temporaire d’activité sexuelle, qui était bien sûr le domaine principal d’Aphrodite, déesse de la sexualité et de l’amour.

Aphrodite, dans sa colère d’avoir été négligée par Hippolyte, élabore un plan pour le punir. Son scénario divin finira par condamner non seulement Hippolyte mais aussi la femme que la déesse choisit comme instrument de punition. Aphrodite fait en sorte que Phèdre, la jeune épouse de Thésée, roi d’Athènes, tombe éperdument amoureuse d’Hippolyte, son beau-fils, que Thésée avait engendré lors d’une liaison antérieure avec une amazone. Les conséquences tragiques de cet amour non réciproque entraînent non pas une mais deux morts. Non seulement Hippolyte mais aussi la jeune reine Phèdre doivent mourir.

Après qu’Hippolyte ait rejeté une offre d’amour de Phèdre, transmise indirectement par sa préposée ou  » nourrice  » de toujours, la jeune reine écrit une lettre dans laquelle elle accuse faussement son beau-fils de lui faire des avances sexuelles, et elle rend cette accusation irrévocable en se suicidant. Lorsque Thésée lit la lettre, il croit l’accusation malgré les protestations d’Hippolyte, et le père prononce alors une malédiction irrévocable contre le fils. Le père lance alors une malédiction irrévocable contre son fils. La malédiction prend effet alors qu’Hippolyte s’éloigne dans son char, longeant le bord de mer : soudain, un monstre est libéré par la malédiction. C’est un taureau enragé qui surgit de la mer. La vision de ce monstre affole les chevaux au galop qui tirent le char d’Hippolyte. Il est tué dans l’accident spectaculaire qui s’ensuit.

Comme nous le savons par des sources écrites externes au drame, non seulement Hippolyte mais aussi Phèdre étaient vénérés comme des héros de culte dans la ville de Troïzen, qui est représentée par Euripide comme le cadre dramatique de l’histoire. Dans le contexte de ces cultes de héros, il y avait des rituels d’initiation qui correspondaient aux mythes sur la mort de ces deux héros de culte. Et la fonctionnalité de ces rituels dans le présent, c’est-à-dire à l’époque où le drame a été produit, correspondait à la dysfonctionnalité des deux héros dans le mythe raconté. En d’autres termes, les jeunes gens du présent avaient la possibilité d’être chanceux en amour après avoir été initiés à l’âge adulte par le biais de la reconstitution, en chant et en danse, de l’histoire d’amour malheureuse de deux héros malheureux du passé lointain, Phèdre et Hippolyte.

(7) Les Bacchantes (ou Femmes bacchiques).

Ce drame est chronologiquement la dernière tragédie grecque – et, par accident, la dernière à avoir survécu (en fait, la fin réelle du texte n’a pas non plus survécu). Paradoxalement, cette dernière tragédie est le seul drame survivant qui parle directement de la Naissance de la Tragédie – en utilisant cette expression, j’emprunte à la formulation de Friedrich Nietzsche.

A une époque où la forme même de la tragédie était de plus en plus déstabilisée, l’histoire de ce drame remonte aux origines de la tragédie. Selon les traditions athéniennes, la toute première tragédie produite s’appelait Penthée, du nom d’un héros qui avait persécuté Dionysos et avait été puni pour son impiété. La punition fut le démembrement de Penthée des mains de sa propre mère et de ses tantes, qui avaient été rendues folles par la puissance mentale de Dionysos. Et ce même Penthée est également le héros principal des Bacchantes d’Euripide. Ici aussi, comme dans les premières formes du mythe, Penthée persécute Dionysos, qui arrive à Thèbes pour secouer les choses – c’est ainsi que le dieu décrit réellement ce qu’il a l’intention de faire.

Pour Penthée, Dionysos est un étranger et, en tant qu’étranger, il est une menace pour l’ordre social de la ville de Thèbes. Mais Penthée ne comprend pas que Dionysos, bien qu’il semble étranger à l’extérieur, est à l’intérieur un fils natif de la ville. Comme Penthée lui-même, Dionysos est lui aussi un petit-fils de Cadmus, le fondateur originel de Thèbes.

En outre, Penthée ne comprend pas que Dionysos est un dieu. Ne comprenant pas, Penthée entreprend de persécuter le dieu, l’abusant comme si Dionysos n’était pas vraiment divin. Le dieu à son tour ne révèle pas pleinement sa divinité à Penthée jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour que le héros se repente. Au lieu de cela, Dionysos agit comme un dévot du dieu, et le mot pour désigner un tel dévot est bakkhos. Mais l’ironie est qu’un nom alternatif pour Dionysos lui-même est Bakkhos, généralement orthographié aujourd’hui dans sa forme latinisée, Bacchus. Dans les rituels de culte de Dionysos, tout dévot du dieu peut ne faire qu’un avec le dieu, et c’est pourquoi le dieu et le dévot peuvent être appelés Bakkhos/bakkhos. Ainsi, en jouant le rôle d’un dévot du dieu, Dionysos joue en fait le rôle du dieu lui-même.

Lorsque le dieu agit, il n’est pas un acteur mais le véritable actant du mythe totalisant de Dionysos. C’est pourquoi le masque de Dionysos est son visage, et son visage est son masque. Après tout, il est le dieu du Théâtre.

Masque de Dionysos, trouvé à Myrina (aujourd'hui en Turquie). Terre cuite. 2e-1er siècles avant notre ère. Paris. Musée du Louvre. Département des Antiquités grecques, étrusques et romaines (Myr. 347). Dessin au trait de Valérie Woelfel.
Masque de Dionysos, trouvé à Myrina (aujourd’hui en Turquie). Terre cuite. 2e-1er siècles avant notre ère. Paris. Musée du Louvre. Département des Antiquités grecques, étrusques et romaines (Myr. 347). Dessin au trait de Valérie Woelfel.

Ceux qui sont possédés par Dionysos dans le rituel sont modérés, mais ceux qui sont possédés par le dieu dans le mythe sont immodérés – ils sont rendus fous. C’est pourquoi la mère et les tantes de Persée, en tant que personnages du mythe qui n’ont pas réussi à vénérer le dieu Dionysos, seront rendues folles et finiront par démembrer Penthée. En revanche, les femmes qui sont les adeptes du dieu, représentées par le chœur du drame, sont modérées dans leur culte – et elles sont autorisées par le Théâtre à chanter et à danser le mythe de Dionysos, réintégrant ainsi le corps politique.

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